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Poésie Voyage

Poème des Annapurnas

Je n’ai pas de chaussures ailées pour atteindre le sommet de l’Annapurna

mes jambes se fatiguent et mes pieds me font mal en montant sur les escaliers

qui gravissent les flancs des collines au bas des Annapurnas

et pourtant mon regard est tendu, mon âme est fouettée d’air pur

lorsque j’essaie d’atteindre le plus près que je peux des Annapurnas

les villages sont en haut des berges les buffles tirent les charrues

si rudimentaires, les papillons fleurissent et les martin-pêcheurs brillent

dans la vallée de la Gandaki, la rivière qui franchit l’Himalaya

va jusqu’au Tibet, sépare le Daulaghiri de l’Annapurna

je monte au belvédère d’où les montagnes s’animent,

le Macchapucchre s’incline, et me montre son chapeau bicorne

l’Annapurna sud ronfle comme un musicien endormi

et plus loin, luit le glacier suspendu, l’eau de cristal aux reflets

de ciel bleu, de cloches et de lumière accrochée au flan des Annapurnas,

la route empierrée se cache sous les pins géants, les micocouliers,

les rhododendrons enchapeautés, couverts de givre le matin de poussière

de soleil dans la journée, les rochers jaillissent des cours d’eau bouillonnante

et nos pas palpitent, nos souffles s’accordent au bruit,

des oiseaux circulent et nous montrent la voie à suivre jusqu’au temple

en pagode à trois étages, rouge, et régnant sur les vies paysannes,

un balcon s’offre à nous, nous y dormons, la jeune Gurung

emplit nos bols d’un riz luisant, les lentilles ne tarderont pas

nous aurons la nuit pour dormir, et le vent, dehors, qui fera battre

les tôles d’un jardin habité de tendres étoiles.

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Poésie

YKPAIHA

Je vois la terre s’évanouir

elle-même ne peut plus supporter

ce que voit chaque jour et chaque nuit

le moindre petit enfant qui n’en peut mais

le ciel s’ouvre

sous les éclats du feu

l’ombre embrase les puits ensanglantés,

l’hiver n’est plus là

l’herbe est au chômage

Ô jeunes morts

et vous femmes qui courrez

Ô vieux soldats

qui croyiez que la mort serait plus douce

à regarder

le vent ça n’existe plus

la pluie ça n’existe plus

la neige n’en parlons plus

il n’y a plus que les gravats

et de lointaines mares de glace

il n’y a plus que les cendres.

Je suis parti à l’aube

pour ne pas effrayer ma compagne qui dort

J’ai chargé sur mon épaule

les armes dont je ne sais pas me servir

j’ai ployé le dos

sous des avalanches

demain je serai loin parti au front

je me battrai pour mes frères et mes sœurs

sans espoir

mais sans relâche

pourrons-nous encore un jour chanter ?

Danser avec les femmes ?

Voir où sont les blés.

L’ennemi nous a brûlés,

il a converti nos fleuves en canaux

de sang noir

le pétrole nous aveugle

nos mains nues s’écorchent

aux tourelles de leurs chars

il n’y a plus rien il n’y a plus les éléments

l’air est aspiré par les cratères des bombes,

le feu se mêle aux armements

l’eau est salie par les cendres

et la terre disparaît sous l’amas des tombes

UKRAINE

pays plat fait pour une vie sereine

pays de céréales et de musique,

maintenant perdu, maintenant flétri

par les autres, là,

ceux qui déjà forçaient

Syriens et Caucasiens

à rendre gorge sous les cris

et découpaient au couteau

les bouches qui voulaient rire.

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Poésie portrait

Philippe Jaccottet

Depuis février de l’an dernier, je ne me promène plus dans Grignan en pensant que je vais le voir surgir au détour d’une ruelle, près du château, ou bien à la librairie « Ma main amie » tenue par son amie. C’était jusque là toujours ce que j’espérais. Mais lui aussi nous a quittés. La poésie de Philippe Jaccottet est très particulière, inclassable, elle fait montre d’une grande discrétion. En même temps, elle dit ouvertement les choses. Elle ne va jamais à l’image facile, elle est faite de sonorités qui font comme une musique en sourdine. Il n’y a pas mieux qu’elle pour évoquer les recoins de la nature, surtout ceux des « collines basses de la Drôme ». Ce portrait est inspiré d’une photo qui a beaucoup circulé, et qui le représente à un âge déjà avancé, les deux mains nouées sur le pommeau d’une canne, et le regard plein de sollicitude.

Oh, ce feu qui court encore une fois à l’aurore
Né du sommeil de l’horizon
et sur les vitres cette salive de gel
Le feu qui s’embrase parce que les montagnes sont couchées
parce qu’elles ont fermé les yeux
Dans le bleu du sommeil un feu commence
Montagnes rêvant
Amoureuses

(La Semaison, janvier 1963)

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Poésie

la vie, le film

La vie, ce film qui se poursuit. L’image est souvent belle, c’est ce qui nous retient dans la salle avec le plus de joie, surtout des journées comme aujourd’hui, des couleurs plein la tête, le rouge du parka d’une fille, le bleu violet d’une eau profonde et là-haut toujours le ciel, si bleu, si calme, la montagne blanche pas si loin, qui scintille, ses épaules saupoudrées de neige ruisselant sur les flancs. Bande son parfois altérée, cri des voitures et grondement des sous-terrains, et le vent parfois qui siffle, cette nuit comme si un couvercle… ma tête est une cocotte-minute avec jet de vapeur intermittent et moi justement qui suis l’intermittent, celui du spectacle, je monte la bande, même pas le temps de collectionner tous les rushes, je vois partir dans la corbeille à sons, les mille petits bouts de pellicule échappés de ma chevelure qui s’enfuient comme des étoiles absorbées par la nuit.